HeHe


(english below)


HeHe, ou l'art à l'état nuageux

par Christophe Leclercq,
Art 21, Juillet 2008



L’atmosphère constitue, pour les artistes, un champ d’exploration en vogue. On ne compte plus les projets qui, du brouillard artificiel conçu par Nakaya pour l’Expo 70 d’Osaka repris en 2002 à Yverdon-les-Bains par Diller et Scofidio, aux installations de Janssens, questionnent notre rapport à l’environnement. C’est qu’à l’instar du philosophe Sloterdijk, certains auront remarqué que l’environnement est devenu une affaire culturelle, et qu’au lieu de porter un regard nostalgique sur un passé prétendument idyllique, il conviendrait de se pencher sur nos paradoxes. Ce à quoi s’affaire HeHe(1), acronyme de Helen Evans et Heiko Hansen, à travers ce qu’ils définissent comme une « plateforme pour l’art, le design et la recherche, explorant de nouvelles voies pour intégrer les “médias binaires” dans un environnement physique(2)». Alors que de nombreux projets environnementaux apparaissent comme autant de discours moralisateurs déguisés en propositions artistiques, Hehe parvient, de façon subtile et corrosive, à marier la carpe et le lapin et cristalliser nos preéjugés au sein de situations fuyant tout manichéisme.
 

Quelle consommation fait-il ?

Le projet Nuage vert(3) s’est déployé dans le ciel d’Helsinki, à l’occasion du festival Pixelache, entre les 22 et 29 février 2008. Un laser vert est venu dessiner, sur le nuage de vapeur d’une centrale électrique au charbon, sorte de mère nourricière au statut changeant depuis qu’on se soucie de la qualité de l’air, une forme dont les dimensions dépendaient de la consommation en électricité d’un ancien quartier industriel, depuis réhabilité, où se produisait l’expérience. Il s’inscrit dans un contexte marqué par le développement de l’ecological visualization design(4) – ou comment rendre perceptible une réalité invisible comme la qualité de l’air ou la consommation d’énergie – dont HeHe use des codes, la forme étant le message, sans totalement les respecter ni s’y limiter. Exercice de traduction commun à Champ d’Ozone où la qualité de l’air devenait observable sur la base d’informations transmises par Air Parif et traduites en couleurs, ou encore Toy Emission où une fumée colorée se dégageait, en guise de gaz d’échappement, d’un 4x4 miniature téléguidé dans la circulation automobile. Dans Nuage vert, les individus sont conviés à scruter leur consommation collective comme on s’enquiert empiriquement de la météo en regardant le ciel. L’indétermination de la forme n’en permettant toutefois qu’une lecture difficilement interprétable, le dispositif5 ouvre vers d’autres interprétations.
 

Dispositif à créer du paradoxe
 

Autant l’association consistant à transposer sur le signe de la consommation en électricité (le nuage de vapeur, devenu, par habitude, quasi-transparent) une représentation visuelle de cette consommation peut faire sens, autant la rencontre de particules d’eau et de rayonnement laser peut, dans un premier temps, désorienter. HeHe sait jouer, non sans humour, des ambiguiétés sémantiques du nuage comme de la séduction verte et accentuer, par électrolyse, leur instabilité et leur potentiel fictionnel. Le motif du nuage, par son assimilation formelle à la fumée, apparaîtra toujours quelque peu suspect. Son ambivalence phénoménologique tient en ceci que, dans l’imaginaire collectif, on l’associe à des phénomènes aussi variés que les « merveilleux nuages » d’un poète, les concentrations de particules émises par un incendie ou lors de la destruction d’immeubles, les champignons atomiques ou encore les brumisateurs de Paris Plage (6). Dans Nuage vert, elle devient le support d’une fiction à la fois fantastique et prosaïque. Une histoire revue et corrigée de la couleur verte nous indiquerait quant à elle qu’après avoir été associée à la nature, puis à l’écologie, donc à la politique, elle aura fait l’objet d’un kidnapping commercial, tout le monde – bons, brutes ou truands – se drapant de ses oripeaux. Rien de moins artifi-ciel(7) que le vert, renvoyant désormais tout autant à la couleur des conteneurs de nos déchets qu’au pâturage naturel ou synthétique d’un Leroy Merlin. Véritable UFO fonctionnant sur la logique de la greffe et la permutation des couples nature/culture et merveilleux/banal, le dispositif se comporte ainsi comme un parasite sémantique, un organisme qui s'abrite et se nourrit en établissant une interaction durable avec un autre organisme, dans une relation non nécessairement dommageable pour l’hôte, mais ici nécessaire puisque cette surface de projection est condition même de sa visibilité.
 

« La relation comme forme(8) »

La dimension événementielle du projet s’est parachevée avec une soirée Unplug lors de laquelle il a été proposé aux habitants de couper l’électricité et de venir collectivement observer le nuage vert dans des proportions plus remarquables. Nuage vert se distingue ainsi par l’appropriation d’une technologie du spectacle, le laser, mis au service d’un less is more qui inverse les codes de la société de consommation : la forme est ici d’autant plus spectaculaire que la consommation en énergie est faible. Étonnante interaction, qui traduit un geste initial de passivité ostensible en un phénomène atmosphérique que l’on vient contempler ensemble, et qui laisse ouvert la possibilité d’une « tenségrité du contrôle » de la consommation d’énergie(9), c’est-à-dire son autogestion collective et distribuée rendue possible par le feedback de sa visualisation. Au-delà de l’événement, le tour de force aura consisté à rassembler, à une époque où tout le monde se renvoie la balle de la responsabilité dans les affaires de météorologie d’intérieur comme d’extérieur, artistes, chercheurs, universitaires, activistes écologiques, personnels d’entreprise et habitants d’un quartier. S’inscrivant dans une démarche in situ qui présuppose une connaissance du territoire et de ses acteurs, le projet Nuage vert aura été le vecteur extraetordinaire(10) permettant de déjouer les préjugés et de dépasser les clivages pour ouvrir un espace inédit de contemplation, d’interprétation et de dialogue, et expliciter les relations entre une entreprise, les habitants d’un quartier et leur environnement partagé.


1  Site de Hehe http://hehe.org.free.fr/.
2  Laurence Mauderli, « Champs d’Ozone ». In : Airs de Paris. Paris : éditions Centre Georges Pompidou. 2007.
3  Blog du projet Nuage Vert (dont vidéo de l’événement) http://www.pixelache.ac/nuage-blog/.
4  Cf. la table-ronde d’Eyebeam sur le thème eco-visualization design au festival Conflux 2007.
5  La définition donnée par Giorgio Agamben dans Qu’est-ce qu’un dispositif ? convient parfaitement à la description de Nuage Vert:     « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer,             d’intercepter, de modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants    ».
6  C’est sur cette indétermination que fonctionne le Nuage de Laurent Grasso dans l’installation vidéo Projection (2005).
7  Cf. dispositif éponyme d’Hehe.
8  Le titre de cette section fait référence à l’ouvrage de Jean-Louis Boissier. La relation comme forme. L’interactivité en art.        Saint-Denis : Université Paris 8. Genève : Centre pour l’image contemporaine, Musée d’art moderne et contemporain de Genève.        2004.
9  Valérie Châtelet, « Vers une tenségrité du contrôle ». In : Interactives cities. Éditions Hyx. 2007. L’auteur y étudie les «        dispositifs d’information qui établissent explicitement, sans les figer, les intentions, les connaissances, les contraintes et       permettent l’élaboration d’un consensus ».
10 Titre de la manifestation du Printemps de Cahors, 1999.





ENGLISH:


Art in a Cloudy State – L’art à l’état Nuageux”

Christophe Leclercq
Published in Art 21, June 2008



The atmosphere constitutes a field of exploration en vogue for artists. It is hard to count the number of projects that, like the artificial fog conceived by Nakaya for the expo 70 d’Osaka which was reworked in 2002 at Yverdon-les-bains by Diller and Scofidio, or the installations of Janssens, that question our relation to the environment. Following the example of the philosopher Sloterdijk, many have pointed out that the environment has become a cultural affair, and instead of looking nostalgically to a past that we imagined to be idyllic, it would be more appropriate to look upon at our own paradoxes. Which is the case of HeHe, a pseudo for Helen Evans and Heiko Hansen, defining itself as a “platform for art, design and research, exploring ways to integrate binary media in the physical environment” . Whilst so many environmental projects appear to be a moralising discourse disguised with artistic suggestion, HeHe manage, in a subtle and corrosive way, to marry two irreconcilable opposites and crystallise our prejudices at the heart of situations avoiding all manichaeism. (fuyant tout manichéisme.)

What’s the consumption like today?
The project NV was deployed in the skies of Helsinki, on the occasion of Pixelache festival between the 22-29 February 2008. Onto the vapour cloud of a coal-burning power plant, a type of foster parent with a changed status ever since we have been worried about the quality of our air, a green laser drew, a form whose dimension varies in inverse relationship to the electricity consumed in a newly redeveloped former industrial district in the city. It is inscribed in a context marked by the development of ‘ecological visualisation design’ – or in other words, how to render perceptible an invisible reality such as the quality of the air or the consumption of energy – of which HeHe uses the codes, the form being the message, without totally respecting or being limited by them. An exercise in translation which is present also in Champs d’Ozone, where the air quality becomes observable by using the information supplied by AirParif which is translated into colours, or again, Toy emissions where coloured smoke, disguised as exhaust fumes, is emitted from a mini radio controlled 4x4 circulating in road traffic. In Nuage Vert, the individual is invited to examine their collective consumption by looking at the sky, as one might enquire empirically about the weather. However, the disinclination of the form makes for a reading that is difficult to interpret and the art work opens towards other interpretations.

Apparatus for producing paradox
Just as the transposition onto the sign of electricity consumption (the vapour cloud becomes almost transparent) a visual representation of this consumption can be meaningful, just as the meeting of water particles and the laser beam can, at first, disorientate. Not without humour, HeHe know how to play with the semantic ambiguities of the cloud, such as green seduction and heighten, by electrolysis, its instability and fictional potential. The motif of the cloud and its formal assimilation to smoke always appears somewhat suspect. In the collective imagination it has a phenomenological ambivalence,  associating phenomena as diverse as the ‘merveilleux nuages’ of a poet, the concentrations of particles emitted during a fire or the demolition of a building, atomic mushroom clouds or even the mist machines of Paris Plage. In Nuage Vert, it becomes the canvas for a fiction that is simultaneously fantastic and prosaic. A history of the colour green indicates that after being associated with nature, then ecology and therefore politics, it was commercially  kidnapped, when the good, the bullies and the crooks all draped themselves in its rags. There is nothing less artificial than green, which reminds us of the colour of our waste collection bins, natural pastures or the synthetic green of Leroy Merlin. A true UFO, it functions with the logic of a graft and permutation to the dualisms nature/culture and banal/sublime, the work behaves as such like a semantic parasite, an organism that takes cover and nourishes itself by establishing a sustainable interaction with another organism, in a relationship not necessarily damaging for the host, but necessary, since the projection surface provides it with its visibility.

Relationships as form
The event dimension of the project was perfected with the Unplug evening when it was proposed to the inhabitants to deconnect form the electricity supply and collectively watch the Nuage Vert in more remarkable proportions. Nuage Vert distinguishes itself through its appropriation of a technology used in spectacle, a laser, used in the service of ‘less is more’ that inversed the codes of consumer society: the form is here more spectacular when the consumption of energy is low. Surprising interaction, which translates an initial gesture of ostensible passivity into an atmospheric phenomena that one comes together to contemplate and that leaves open the possibility of a “tensegrity” for controlling energy consumption. By this I mean the automatic collective management and distribution which is rendered possible by the visual feedback loop.
Beyond the event itself, the tour de force is the bringing together artists, researchers, university professors, environmental activists, employees of companies, and inhabitants of a town, in a era where the question of who is responsible has become a hot potato. Inscribed in a site specific process that presupposes a knowledge of the territory and its key actors, the project Nuage Vert was an extraordinary vector allowing people to undo the prejudices and go beyond divisions of opinion to open a completely new space of contemplation, interpretation and of dialogue and to clarify the relationships between companies, inhabitants and their shared environment of which they are a part.